Entretien
par Carlos Henderson
Carlos Henderson est né à Lima en 1940. En 1965, il voyage au Chili et en Argentine. De 1969 à 1973, il vit à Mexico. Il réside ensuite en France de 1973 à 1986. De 1986 à 1992, il retourne au Pérou et y enseigne à l’Universidad Nacional Mayor de San Marcos. Depuis 1993, il réside à nouveau en France où il a enseigné à l’Université de Picardie, à Amiens, de 1993 à 1997.
Entretien
Par Carlos Henderson, 2007
Te rappelles-tu au café, à propos de l’espace, la question sur la relation qu’entretient ta peinture avec la peinture chinoise ?
RB : C’est un fait que j’ai découvert. Je n’en avais pas conscience. Je ne le savais pas. Je l’ai découvert assez récemment, un peu avant, cependant, mon premier voyage en Chine. Parce que j’avais travaillé - j’avais vu plutôt, travaillé c’est beaucoup dire - quelques peintres comme Zhu Da et Shi Tao, le moine Citrouille Amère, et cet espace chinois commençait à faire son chemin et à rencontrer mon espace occidental dans la mesure où depuis longtemps je ne pratiquais plus l’espace comme un espace représenté, espace virtuel, pas plus que je ne définissais l’espace de la toile comme un espace réel, celui de ses dimensions. Ces deux notions, héritées de la Renaissance, et encore à l’œuvre dans toute peinture à vocation figurative, je les abandonnais progressivement au profit d’un espace indéfini, mental, et considérais le tableau dans sa surface et ses profondeurs comme un champ pictural, intime lieu du geste du peintre, comme la feuille de papier est champ d’ écriture...
Et puis il y eut surtout cette magnifique exposition au Grand Palais en 2003 - la Montagne Sacrée... Et mes trois voyages. Nous nous trouvons néanmoins en présence de deux conceptions plastiques très différentes, symptôme évident de philosophies éloignées, voire opposées, de la vie et de l’art en tant que représentation symbolique et explication du monde. Au moins depuis la Renaissance. Auparavant, les époques romanes et gothiques, les primitifs italiens, développaient dans les fresques ou les enluminures un espace en étage, à-plat, comparable peut-être à la peinture asiatique, par l’utilisation de vues cavalières plus ou moins rigoureuses, et soumises aux exigences de la muralité. Essentielle divergence : les vues cavalières chinoises, les perspectives parallèles, scandant l’espace par leur répétition régulière, obéissent aux lois du rouleau. La peinture Byzantine d’autre part offre un passage (Cimabue, Giotto - son élève - contemporain de Marco Polo), charnière entre l’Orient et l’Occident. Puis la Renaissance a inventé le trou dans le mur, la fenêtre.
CH : La perspective ?
RB : Oui, la perspective, ça veut dire "voir à travers". Per/spectare. Je perce le plan, j’ai une vue perçante. Alors que les Asiatiques ont, eux, une vue non pas perçante mais déroulante, qui déroule l’espace, le développe, soit de haut en bas, du sommet de la montagne au dessous des pieds de l’artiste (il se tient toujours sur un promontoir quelque-part à mi-chemin du paysage décrit), et cela donne une échelle tout-à-fait autre aux éléments - le point le plus haut de la montagne c’est le point le plus haut du papier - soit de gauche à droite dans d’interminables rouleaux horizontaux qu’ils finiront par plier en accordéon, inventant ainsi le livre. Je m’arrête un instant sur le sens. Il me semble que, plus que l’espace, c’est le temps qui se joue dans cette horizontalité, parce que c’est d’écriture qu’il s’agit, d’écriture du paysage, de sa calligraphie, de la vie en harmonie avec les éléments, participant d’un même souffle, d’un même flux infini, constant et renouvelé, inachevé cependant, drainant toutes choses. Les rouleaux verticaux, quant à eux, procèdent d’une pensée cosmique, celle du lien indéfectible entre le Ciel et la Terre dont nous sommes fruit de l’accouplement, dans le jeu subtil vide-plein, Yin-Yang qui se contiennent l’un l’autre. Mais revenons à la perspective. Celle qu’on appelle La Perspective, comme si elle avait renvoyé toute autre forme de représentation à des balbutiements infantiles. Le sommet de la montagne, il a beau être très haut, il est quand même très loin, donc très petit, et le point le plus haut c’est le point le plus près ! Et dans cet espace-là, occidental, il faut... comment dire... mesurer les masses les unes par rapport aux autres dans leur fuite, et peindre l’air entre les masses. (Je simplifie un peu car nombre de peintures chinoises s’appliquent à peindre des lointains par une réduction des formes vers le fond, mais surtout par la réduction des valeurs de l’encre et l’utilisation vaporeuse des nuages et de l’eau). Ces deux espaces, ces deux conceptions, s’interrogent mutuellement dans mon travail. C’est par le jeu des vides et des pleins dans le plan de la toile que se crée en même temps un espace profond, lié à l’expérience visuelle commune, illusionniste, même si je ne travaille pas à partir du "motif," et un lieu - non-lieu - reconstitué mentalement laissant l’artiste libre de le parcourir au moment-même où il l’invente. Je n’attends pas que pousse le bambou, je suis le bambou qui pousse. Et quand je veux prendre des vacances, je fais des encres, des pastiches presque, où, là, je pense fortement à cette qualité trés particulière de la plastique chinoise qui est plus de l’ordre du souffle - Shen-ch’i, disent-ils, souffle/esprit - de l’intention première, que de la représentation analytique.
CH : J’ai entendu récemment un critique dire qu’il y avait quelque chose de chinois dans la peinture de Leonardo da Vinci ?
RB : On avait sans doute peu d’informations sur la peinture chinoise à l’aube du XVIème siècle... Marco Polo était revenu de 25 ans de voyages deux siècles auparavant, riche de nombreux trésors et d’un récit fabuleux. Que Leonardo en ait eu connaissance on peut le supposer. Mais ce que je sais - et je l’ai dit plus haut - c’est qu’avant la Renaissance, cet espace en étage (caduc au temps de Leonardo) était celui des primitifs italiens, déjà cités, Cimabue, Giotto, Fra Angelico plus tard, qui, dans leurs grandes fresques ou les tableaux sur bois, utilisent des perspectives cavalières complexes, mais soupçonnent aussi fortement la possibilité de percer le plan par des lignes de fuite convergentes. Ainsi se font-ils les vecteurs d’une tradition culturelle composite, avec sa part d’Asie, à travers la transformation progressive de ses éléments vers un art nouveau, pourtant nécessairement héritier. Héritage dont les peintres de La Renaissance tireront amplemenr profit. Un exemple entre mille : ce détail de La prière pour faire fleurir les bâtons de Giotto, à Padoue, où l’architecture, dans son dessin, répond clairement aux lois non encore promulguées de la perspective conique. Cependant il y a la nécessité murale et le poids des canons gothiques et byzantins. J’ai lu récemment cette phrase à propos de Giotto : "Il a fait passer la peinture de l’écriture à la représentation". N’est-on pas au cœur du sujet quand tout l’art contemporain s’articule autour de ces deux pôles, même et surtout dans ses formes les plus innovantes, questionnant ainsi les arts de l’Orient ? Abandonnant peu à peu le mur, la peinture réduit son format. D’abord sur bois puis sur toile, elle se fait légère et transportable. Elle répond au besoin d’une nouvelle clientèle, bourgeoise et laïque. Dans ces fenêtres plus petites on est tenu d’inventer un autre espace. Ce qui s’étalait sur le mur se dira suggéré dans le fond. C’est sans doute une des raisons de l’invention progressive des points de fuite dans leur rigueur mathématique. La terre n’est plus plate, elle invite au voyage, il faut en repenser l’image. L’horizon. Par exemple ce petit tableau de Van Eyck les époux Arnolfini, et cet autre encore La Vierge au chancelier Rollin, environ 40x60 cm. L’artiste y creuse un espace infini à la croisée des lignes de la loggia où se tient assise la Vierge, espace virtuel donc, suggéré, mais si l’on regarde tous les détails à la loupe, le pont, les personnages sur le pont, la petite ile, les vignobles évoquent un peu une manière chinoise, ne serait-ce que par la facture légère déterminée et synthétique de leur indication et l’aténuation des valeurs dans les lointains. Nous ne sommes pas là dans le domaine des influences. Ces artistes séparés par les continents, malgré le développement des échanges, ne devaient pas se connaitre. Mais il faut émettre l’hypothèse que, à tel moment de l’histoire, les hommes trouvent des réponses presque semblables aux mêmes questions. La différence, moins profonde qu’il n’y parait, tient au génie propre des peuples. Je suis un peu long. Mais Leonardo... Que pourrait-il y avoir de "Chinois" chez lui ? Chinois est sans doute un abus de langage. Je parle d’intuitions, rien de plus. D’intuitions d’artiste. C’est l’économie de ses moyens. L’élégance et l’économie de ses moyens. Le "peu" de la mise en œuvre. Le non-dit des "sfumati", espaces brumeux et sombres analogues peut-être aux zones de nuages et d’eau, blanches pourtant, vides, et vibrantes des profondeurs chinoises, là où le Rien dit le Tout. (Voire les rochers derrière La Joconde, la route sinueuse qui guide l’œil vers cette laitance enveloppante). L’économie et l’inachevé. Une sorte de confiance dans le regard, mais plus encore dans l’esprit du spectateur comme une nonchalance exigeante... On raconte cette querelle avec Michel Ange. Michel Ange est peintre mais c’est un sculpteur avant tout, profondément engagé dans la matière par un travail physique. Vinci disait : "Toi tu frappes, tu casses, tu transpires, tu enlèves, et moi... Je pose". Per cosa de levare per cosa de pore. Voilà la supériorité de mon art. Un art du presque-rien du corps, une pratique mentale, légère et puissante. On dirait aujourd’hui conceptuelle... Et puis il y a l’écriture qui inonde ses dessins, ses carnets, à l’envers (la peinture est un miroir tourné vers le monde) pour en rendre obscurs les mots mais aussi pour affirmer sa force calligraphique, son lien ontologique avec le dessin, telles ces encres chinoises qui ne peuvent se concevoir sans le poème qui l’ouvre au sens, comme - à l’inverse de Giotto- faisant passer la peinture de la représentation à l’écriture. Enfin, on pourrait dire de l’artiste chinois qu’il est le lieu, le creuset, de tous les savoirs. Le Mandarin est peintre poète et calligraphe, qualités par quoi il accède à la maîtrise des sciences. L’artiste de la Renaissance, et Vinci surtout, partage la même ambition. Il est peintre, architecte, ingénieur, anatomiste, poète. Cette aimable querelle illustre assez bien la différence de nature entre les pratiques orientales et occidentales. La peinture occidentale est liée à la matière et en provient. Elle nécessite de nombreux matériaux, lourds et encombrants (comparons un atelier à Paris, Pékin, Séoul ou Kyoto) bois, toile, châssis, peintures grasses et collantes, diluants aux odeurs fortes et nocives... Et simplement, de l’autre côté du monde, l’usage presque pauvre de l’encre et du papier, quand l’artiste y pose ce qu’il y doit poser, au bon endroit, et rien de plus. Cette économie, ce minimalisme en quelque sorte, exige une très grande concentration, une grande intériorité. Il n’y a pas de repentir. Les Chinois considèrent leurs artistes comme des maîtres. Nous considérons les nôtres comme des génies. Le génie est une fulgurance indépassable. La maîtrise s’acquiert et se transmet. Animer les souffles harmoniques ; manier le pinceau selon le principe de l’os ; figurer les formes en conformité avec les objets (...), édicte un artiste du VI siècle. Mon langage au contraire n’est fait que de repentirs, c’est une peinture qui monte d’erreur en erreur, par recouvrements successifs, du fond de la toile, et l’on n’en voit pas que la dernière peau - le devant - mais tout le processus. L’œil doit le démonter. La peinture doit raconter sa propre histoire, celle de sa genèse.
CH : Et maintenant je voudrais que tu m’expliques ta relation avec Rembrandt et Caravage.
RB : Je n’ai pas encore vu l’exposition d’Amsterdam...
CH : Celles que tu connais.
RB : Chez Rembrandt, ce qu’il y a, et qui me touche, c’est cette lumière qui monte de l’ombre, et qui ne semble venir d’aucune source. Comme produite par le sujet lui-même. Dans l’ensemble imposant des autoportraits qui jalonnent son expérience picturale, mais aussi dans nombre de tableaux bibliques et d’eaux-fortes, et jusqu’à La Ronde de nuit. Je me souviens d’un tableau qui m’a frappé lors de ma dernière visite au Rikjsmuseum, et que je n’avais pas remarqué auparavant malgré mes fréquents séjours (la rencontre d’une œuvre est fruit du hasard et de la maturité) Le Reniement de Saint Pierre. C’est la scène où Saint Pierre refuse de reconnaitre, après l’arrestation du Christ, qu’il "en" était. Sans doute a-t-il peur... Et tout se passe dans... Je ne sais pas... Le Christ, de dos, silhouette sombre, premier plan, occupe un large triangle en bas à gauche du tableau, comme pour se confondre avec mon ombre projetée, portée. Comme si c’était moi. Je suis, moi, spectateur, le Christ. Je vois Pierre, je n’en perçois que quelques taches éclairant le front, le nez, une main ébauchée, à peine dite, inachevée superbement, dans un mouvement de recul tenter de s’effacer dans la peinture, alors qu’une servante éclaire d’une bougie masquée par sa main droite le manteau blanc, incandescence jaune, comme s’il reniait son propre reniement, et, par la peinture encore, tenter de se dissoudre dans une lumière verdâtre mais dorée, dans cette pénombre où rien ne peut se dire vraiment que l’effroi, par la pudeur. Tout est là. La douleur de trahir, celle, éprouvée, de la trahison, le remord, le pardon. L’intimité de la scène, l’absence d’anecdote, l’épure de l’espace, cet étrange cadrage, et cette lumière dont on ne sait qui la porte nous ouvrent au drame qui se joue. [Lundi 17 Avril. Je relis pour correction l’entretien au sujet de Rembrandt. Je reviens d’Amsterdam. Vu L’exposition. Vu ou revu Le Reniement. L’impression n’est plus la même. Je ne reconnais pas dans le tableau décrit plus haut celui actuellement exposé. En existe-t-il un autre, une esquisse peut-être ? Le Rikjmuseum étant fermé pour travaux je ne peux vérifier. Toujours est-il que ce n’est pas Le Christ qui se tient en ombre et de dos dans l’angle inférieur gauche du tableau, mais un soldat romain, de profil, assis nonchalamment sur une rambarde et semblant peu concerné par la scène. S’il n’ est pas dans la lumière on ne peut pas dire qu’il soit traité en silhouette, mais plutôt simplement ébauché à grands traits noirs. Le reste, assez conforme à mon souvenir, pour l’impression générale, montre pourtant le Christ au deuxième plan s’éloigner en se retournant comme pour vérifier l’exactitude de sa prédiction : "Tu me trahiras trois fois avant le chant du coq".] Je suis un peu effondré. Suis-je un si mauvais témoin ? Quel tour me joue ce bon Van Rijn ? Aurait-t-il par un sortilège inexpliqué conduit le spectateur au fond du tableau, derrière Le Christ, serait-il, lui le spectateur, un de ces visages fermant la composition et dont l’un d’eux évoque les propres traits de l’artiste, le forçant à retourner l’espace comme on le fait d’une chaussette ?... Ce qu’alors j’aurais vu serait le reflet de Pierre dans le casque du soldat...Va savoir... Ai-je inventé un Rembrandt de toute pièce, et de tout rêve ? Les scènes intérieures, dans certaines eaux-fortes particulièrement, montrent une fenêtre, une source donc. Ou bien un soupirail. De ces fenêtres à petits carreaux sertis de plomb, semi-opaques, doublées parfois de volets intérieurs qui filtrent la lumière dans les demeures hollandaises, et la modulent comme le ferait un diaphragme dans une chambre noire (on le voit aussi chez Vermeer très clairement). Pourtant, dirait-on, cette lumière ne se pose pas vraiment sur le sujet. Elle semble au contraire réfléchie, comme aspirée de lui, projetée sur l’ouverture et clore la scène dans son intimité, renforçant ainsi le sentiment de solitude et de haute spiritualité. Enfin, c’est par le travail de la matière que tout se dit. Empâtements des blancs, des ors et des jaunes, grattés, striés, posés à la spatule. Laques rouges épaisses transparentes sur les bruns les ocres et les terres vertes (on dirait du nougat), brossage large des passages, texture des peaux, des tissus, des cuirasses et des fourrures. Et ce pur moment de jouissance picturale, quand la peinture se fait abstraite, large bande barrant le bas du tableau, dans la Confrérie des drapiers. Rembrandt conseillait qu’on accrochât sa peinture en pleine lumière afin qu’elle "scintille". Pourtant imaginons l’atelier, la nuit venue, et l’ombre vacillante des lueurs des bougies lui conférant ainsi des allures pariétales... Le Bœuf de Rembrandt ? Le Taureau de Lascaux.
CH : Et Caravage ? J’ai vu des descentes de Croix, le Christ glisse sur un plan incliné. Y a-t-il une relation avec la position des corps dans ta peinture ? Ne dis-tu pas qu’il y a quelque chose de "Christique" dans ton travail ?
RB : Si je le dis parfois c’est par dérision. Fais des corps blancs sur fond sombre, par jeu-même, et chacun y verra l’archétype. La mémoire est là, la culture conditionnée à portée de main, la psychanalyse prémâchée, bien pratique pour ne pas penser et ressentir par soi-même. Il y a deux façons d’organiser des figures, des masses sur un plan, qu’elles soient ou non abstraites. Deux façons et leur infinie combinatoire. Soit on construit par la verticale et l’horizontale, comme pour toutes les natures mortes par exemple, ou, pour l’essentiel, la peinture classique et néo-classique française (le pompeux Serment des Horace de David), soit par les obliques et les diagonales pour ce qu’elles offrent de possibilité dynamique. La diagonale associée à un cercle évoluant autour, c’est une spirale, une aspiration. Alors qu’autour d’une verticale ce cercle n’est qu’un ressort à boudin. Obliques et diagonales sont comme les fléaux d’une balance. Elles proposent des déséquilibres, des angles et des poids, suggèrent des vides et des pleins, de l’inattendu, du vertige, quand l’orthogonalité n’offre qu’une assise... Il n’y a que Mondrian qui, à force d’ascèse et de travail, retrouve dans sa dernière période, à New York, le mouvement par la multiplication des carrés, leur agencement, et le scintillement rythmique des couleurs. Annonçant ainsi l’Art cinétique... La peinture Baroque invente le mouvement par une mise en scène des éléments dans une circulation permanente entre le ciel et la terre, car l’essence de son propos se nourrit d’ascensions et de chutes. Il faut trouver les moyens plastiques capables d’entrainer dans ce vertige, et à son insu, le spectateur et plus précisément le spectateur d’église, qui après La Réforme n’est plus si croyant, si crédule même. La devise pourrait en être "plein les yeux et de la chair !" La foi n’est pas triste, le vacarme des armes est joyeux, l’extase religieuse bien charnelle. La bacchanale n’est jamais loin. Caravage se tient à l’écart, sous le projecteur de Dieu, dans une certaine austérité mystique, mais c’est un voyou. On le retrouvera mort sur la plage. Assassiné. Les diagonales traversent le plan par la droite la plus longue. Elles autorisent donc une dimension plus grande des figures, dans un espace dilaté. Quand l’une monte l’autre descend. elles forment croix et image de Croix, Erection et Descente, Déposition. Elles sont un moment d’équilibre provisoire, tenues l’une l’autre comme des arcs-boutant, mais que l’une lâche et l’autre s’effondre, à moins qu’on ne la charge d’une dynamique telle qu’elle se fait flèche et se libère de sa pesanteur. L’espace alors traversé s’augmente d’un hors-champs proportionnel à la vitesse suggérée. Rubens dans les deux triptyques de la Cathédrale d’Anvers utilise toute la puissance expressive du phénomène. L’Erection de la Croix, qui se trouve à gauche sur le mur blanc à la croisée des transepts, montre le Christ de face, barrant de sa crucifixion l’espace du tableau sur la diagonale descendante. Neuf colosses sont à la manœuvre. Trois, dans le triangle intérieur gauche, poussent fortement. Un autre, monumental, reçoit le poids sur le torse, bras et mollets gonflés d’une puissance hargneuse. Quatre encore de l’autre côté le tirent, la corde épousant la diagonale, dans un enchaînement de muscles mêles en spirale ; comme si cette force déployée s’enroulait autour de la Croix, s’appliquait en tout point, dans une circulation montante, jusqu’à l’autre, le dernier pousseur, tout en haut, le corps venant du fond et dont on ne voit que le crâne et le bras en triangle, retenant, mais pressant à la fois, de sa main crispée sur la petite branche, presque touchant la main gauche du Christ, et saignante, l’arbre de chair meutrie dans son précaire équilibre. Tout est poids. Retombant. Le Crime. La Faute. Mais plus encore d’où me vient le sentiment de devoir les aider ? De conjuguer malgré moi mes forces aux leurs ? Le tableau est accroché assez haut, et je suis au pied, à hauteur de l’énorme cadre noir... Rubens ménage un vide en spirale entre le colosse au torse hypertrophié et celui qui s’arc-boute. Ce vide me fait ciel et ce ciel m’aspire. Il reste une place sur le rocher, la mienne. Inversement, dans la Descente de Croix, l’artiste organise la scène sur la diagonale ascendante. La Croix masquée par le corps et le linceul affirme encore sa verticalité. Une large échelle s’y appuie assurant l’assise de la composition en bas à droite. Le corps glisse doucement le long de la ligne amplifiée par le drap blanc. Un homme hissé sur l’échelle et penchant le torse, épaule et coude faisant triangle au sommet de la diagonale, passe un bras ferme dans le prolongement du bras du Christ et, le tenant de l’épaule à la main, retient le corps dans sa chute. Un autre, presque symétrique, maintient le suaire du bras gauche quand son bras droit effleurant le cou est prêt à intervenir. Sa main montre mille précautions. Deux hommes sont à mi-chemin. Un autre, longue tache rouge élancée, debout, semble recueillir dans ses bras la dépouille dont les pieds s’appuient sur l’épaule d’une des trois femmes, Marie-Madeleine, blonde, en bas à gauche. La Vierge, manteau bleu, parcourt d’un geste ascendant, et du regard, le chemin diagonal. Mouvements de têtes et de bras entourent le Christ dans un ovale protecteur, léger et doux. On dirait un cocon, on dirait une barque. La chute est lente et douce. Elle n’a pas de poids. Alors que tout devrait descendre, tout est retenu. Recueilli. Et là, point de place pour moi, nous violons une intimité délicate. Mais alors la dynamique s’inverse. Les directions. Le Christ n’est pas une dépouille ordinaire. Ce qu’on en retient n’est pas la Mise au Tombeau, mais l’Ascension, la Résurrection. Le bras du Christ, flèche lente et puissante désigne au spectateur ce hors-champs spirituel et mystique : l’ Autre Royaume. Voilà ce qui est dit. J’ai oublié Caravage. Il est vrai que pour l’instant je le regarde moins... Mort en 1610 il n’a pas réellement mis le pied dans l’ère baroque. Rembrandt avait quatre ans, Rubens en avait trente. Caravage tenait sa lumière de Dieu, Rembrandt la tenait de l’Homme, et Rubens de la chair des femmes.
CH : Le jour où j’ai vu pour la première fois ton travail, à cette exposition, quelqu’un m’a dit, un artiste je crois, que les peintres de ta génération venant après les expressionnistes américains ont cherché une autre voie. Peux-tu m’expliquer ?
RB : Mais ça c’est le retour aux écoles ! J’étais à l’école des Beaux-Arts à la fin des années soixante... Après quoi je n’étais toujours pas peintre... Et nos modèles étaient multiples. On y comptait bien-sûr les grands américains, De Kooning, Pollock, Jasper Johns, Warhol aussi et Rauschenberg, Motherwell, Sam Francis et Rothko, bien d’autres encore, Joseph Beuys, que l’école ne montrait pas. Ils sentaient encore le soufre. On allait les chercher dans les revues, les galeries, les musées... Francis Bacon aussi. J’ajoutais déjà Rubens et Vermeer (J’avais une fiancée au Louvre à qui j’allais rendre de fréquentes visites, La jeune fille au turban) et Delacroix dont je lisais le journal (parfois je trompais ma fiancée avec La Jeune fille au cimetière). Fragonard et Chardin. L’impressionnisme et ses avatars si familiers m’ennuyaient vaguement. Les profs en étaient trop près. C’était avant Mai 68, juste avant... Matisse Et Picasso, George Braque et Fernand Léger devenaient prudemment des références, et Bonnard et Kandinsky et Malevitch et, et, et... Et tous les ismes. Le chemin était ouvert dans lequel on se perdait, enfin moi je m’y perdais vraiment...J’en profitais surtout pour apprendre à jouer au billard, aux dés, aux échecs ou au poker. Égaré dans ce maquis, je n’étais pas totalement à l’aise. Ma conviction n’était pas entière. J’ai toujours conçu l’acte de peindre comme une activité quasi-exclusive de représentation du corps humain. (Je me réfugiais souvent dans la Chapelle pour y dessiner une copie de l’Esclave de Michel Ange). Par exemple, je n’étais pas du tout fasciné par Pollock, (bien qu’il impliquât son corps dans la peinture). Je trouvais cette gesticulation souvent gratuite. Maintenant moins, mais enfin je ne comprenais pas. De Kooning, Je vais proférer maintenant un blasphème, je prenais ça pour d’infâmes barbouillages. J’en suis revenu naturellement. Parce qu’il faut apprendre, se faire à un langage et que ce langage passe, si j’ose dire, dans le domaine public. Les artistes ont un regard d’avance. Mais il y avait aussi et toujours Cézanne. Comment concilier, où taper entre Cézanne et De Kooning, Kandinsky et Bacon, et ce monstre de Picasso barrant tellement à d’autres la voie de la peinture qu’ils en venaient au monochrome ? Trouver son chemin propre n’était pas facile. Je me suis arrêté longtemps. Quand le désir revint, la dictature conceptuelle commençait à produire ses ravages. Il fallait donner du lustre à la pauvreté du propos, et proposer la pauvreté de la posture comme emblème d’une définitive Modernité. Quelques tentatives me découragèrent. La mode n’est pas si facile à suivre. Je garde de mes incartades médiocres dans cette voie stérile quelque pratique photographique et mon initiation à la vidéo. Pas si mal, mais cher payé. Et j’en voyais tant de ces artistes honteux, de ces peintres, usant de stratégies malines, tournant autour de la peinture, ne sachant plus comment justifier leur piteux désir de retour, parce qu’il manquait en eux l’aveu, simplement l’aveu. Moi c’était fait, dit et refait. J’avais ouvert un livre à cinq ans. J’y avais vu la femme nue et le Nu que la peinture habille. Peut-être La Maja de Goya, le Concert Champêtre de Giorgione ou de Titien, on ne sait, mais c’était là, comme pour l’apprenti boulanger, la pâte.
CH : On rentre dans les thèmes de ta peinture. Tu me disais, avec un peu d’agacement, que ceux qui regardent ton travail évoquent Bacon. A mon avis, lui comme toi connaissez profondément votre histoire et l’histoire de l’art, et vous cherchez de nouvelles synthèses. Bacon a trouvé son chemin après s’être écarté de Picasso, et je dirais que malgré ta gène envers Pollock, tu prends de lui cette liberté d’être emporté par la couleur plutôt que par les formes, la repésentation.
RB : Nous sommes peu nombreux, et Bacon est mort, à travailler sur la question de la présence et des enjeux de la représentation du corps dans la peinture actuelle. Quel sens cela prend-il, l’art en a-t-il encore besoin dans cette forme-là, somme-toute relativement académique ? La peinture n’a-t-elle pas déjà tout dit ? (La peinture peut-être, mais pas moi). C’est pourquoi on l’évoque à mon propos, simplement parce qu’il reste dans ce travail les traces de la douleur qu’il y a à le produire. En effet la synthèse est difficile. Parler de Pollock à mon sujet est bien audacieux, bien risqué. La liberté pourrait tout autant venir de Franz Hals, j’aimerais bien... Mais je vois ce que tu veux dire. Les coulures, la peinture vivante en action. Tout le monde le fait. Jusqu’au procédé. Au maniérisme. La peinture ça coule. De la couleur à la coulure il n’y a que le glissement du e, sa coulée. Il faut entendre alors le mot couleur dans sa matérialité colorée (c’est un matériau pâteux fluide et gras) et non, dans un premier temps, dans ses effets, rétiniens si l’on veut. Chez moi la couleur apparente est assez réduite. Aucune lutte de rouge contre vert, de jaune contre bleu. Aucun effet spatial et lumineux comme chez Matisse, aucun champ coloré troublant comme chez Rothko, aucune jouissance nostalgique et ensoleillée comme chez Bonnard. Alors quoi ?... Je ne sais... Elle produit de la chair. Allumée. Lourde, légère, lisse, rugueuse, opaque, transparente, fluide visqueuse coulante ou ferme, maigre ou épaisse, ou tout à la fois, je la travaille toujours avec la volonté de rester clair dans mon propos. Ce sont des formes qui se délitent, certes de plus en plus, avant tout cependant ce sont des formes. Peintes. Je dirais presque que ce sont des sculptures, un peu en beurre fondu parfois mais elles sont tenues par un dessin que je veux solide. Si l’on regarde maintenant telle tache qui déborde coule s’épanche dans le vide ou s’étale sur une autre, très souvent on trouve à l’intérieur, parfois répété, un trait qui propose au regard un autre chemin, ou plutôt qui remet le regard dans le droit chemin pour continuer à lire l’image, et non pas simplement à jouir du charme pictural. Ce qui n’est pas interdit. Les coulures, j’en efface beaucoup aussi. Je ne retiens pas tout. Mais regarde ces cinq grandes dont on retrouve la rime en bas dans les cinq petites, comme elles sont bienvenues, comme elles posent cette grande chandelle blanche dans l’espace. Elles la courbent la dessinent et l’entrainent jusqu’à cet oreiller de chair sur lequel elle est couchée. Souvent elles prennent le chemin qui a été creusé dans la peinture fraîche par un autre outil, une craie, le manche de la brosse, les ongles. Elles sont là pour confirmer un dessin. Elles dessinent aussi. Mais n’est-ce pas la pratique de l’encre à la chinoise qui me donne cette assurance et cette liberté ?...
CH : Et maintenant j’aimerais que tu m’expliques comment l’usage de l’ordinateur a modifié ta peinture, et comment ça c’est passé.
RB : Un peu par hasard. On s’offre un jouet, croit-on, et... Les peintures récentes sont d’un format allongé. Deux mètres sur cinq. Elles proviennent d’esquisses informatiques, virtuelles. Ces esquisses n’ont aucune existence physique. Elles s’inspirent de l’espace des rouleaux. Je les ai réalisées pour la plupart au retour de mon premier voyage en Chine. La série a débuté en septembre 2004 et s’est poursuivie jusqu’en décembre. Plus tard je l’ai retravaillée. Je la travaille encore. Elle acquiert son autonomie maintenant sous forme de vidéo et d’édition d’estampes. Jusqu’en 2002 ma peinture s’attachait à montrer un ou deux corps, parfois trois, dans un environnement sombre, monochrome et dans une dynamique évoquant la lévitation. (Ce mot est impropre mais je n’en ai pas d’autre). Je m’amusais alors à me définir comme un expressionniste Zen.
CH : ça te va bien, non ?
RB : N’est-ce pas ? Ces corps lourds je les chargeais d’ une puissante densité comme des troncs d’arbre, des piles électriques. Ils avaient la raideur des momies, l’ambiguïté des cocons. Ils abordaient une zone ténue, l’interstice entre la mort et la vie. Ils se faisaient emblèmes. Mais de quoi ? D’un triomphe défait, d’un vouloir-être-encore ? Cet héraldisme austère s’épuisait. Au terme d’une vingtaine de pièces, d’esquisses répétées, de très nombreux dessins et de nombreux ratages, je ne pouvais, je ne savais plus. On croit maîtriser une technique, mais c’est elle qui nous maîtrise un temps et se refuse. La série achevée, ou laissée en l’état, j’en ai fait des photos. Numériques. Simplement pour enregistrer ce travail et en assurer la diffusion. Je les ai donc saisies. Elles étaient belles à l’écran. Différentes. Nouvelles. C’est alors que je me suis mis à les mélanger, un soir de désœuvrement, à seule fin de m’initier au maniement d’un programme de traitement d’images. Rien de plus. Deux peintures assemblées m’ouvraient un panorama plus large, qu’il fallait animer d’une autre dynamique par d’autres corps. J’allais alors les prélever sur l’image des autres toiles, les posais les déplaçais les superposais, en travaillais l’échelle, la couleur, l’effacement partiel, l’intégration, le mouvement d’ensemble... Collage et bricolage... La machine me permit pendant cette intense période d’exécuter au rythme de ma pensée, de retenir les hypothèses ou de les refuser en temps réel, d’explorer une large combinatoire, alors-même que se dessinait à mon insu un peu de mon nouveau travail, dans une relation étroite avec mon langage précédent mais aussi dans ce dialogue que je commençais à entretenir avec la peinture chinoise. Yin et Yang sont bien facétieux...
CH : Tu peux préciser. Travail actuel et travail précédent ?
RB : Le travail précédent je viens de l’évoquer. C’est une longue série initiée au début des années quatre-vingt-dix. Elle se développe le plus souvent sur de grands formats en diptyque. D’abord sur fond clair, un peu sable, elle présente des corps tendus dans un espace monochrome, à la fois tronc d’arbre momie et cocon. Les fonds se sont assombris ; deux ou trois corps occupent l’espace, figés dans le souvenir d’une position amoureuse, partageant encore la nostalgie de cette intimité. Mais que l’on remonte un peu pour comprendre. Une période plus lointaine m’avait vu dessiner assidument dans les cours de danse. Chez une amie chorégraphe. L’exercice de la rapidité, la fugacité des mouvements, l’acuité du regard, tout aurait dû me conduire à la pratique d’une peinture gestuelle abstraite et sonore. Là où d’autres excellaient depuis longtemps. Revoir Pollock, comprendre enfin De Kooning... Pourtant, outre que la voie était étroite dans laquelle il semblait encore facile à chacun de pouvoir s’engager, l’inscription dans la peinture de cette gestuelle graphique ne me satisfaisait pas. Bâclée, clinquante ou virtuose. Gesticulation. Je sentais qu’elle m’éloignait de mon propos et que la richesse que représentait cette somme de dessins devait pouvoir être autrement exploitée. Et d’abord en ne se montrant pas. J’avais besoin de tenue, de pudeur de recueillement. J’avais besoin d’économie et de silence. J’avais besoin d’icône. J’ai parlé d’emblème... Dans cette épure d’espace, les corps, avec indécision, se mettent à flotter. Ascention lente et légère, lourde de ce qui pèse en eux, l’intime conscience de leur vivante et mélée solitude. Dépossédé un certain temps comme je l’ai dit de mon désir de poursuivre la série, et de mon provisoire savoir-faire, j’errais un peu dans l’atelier à travers quelques taches négligemment posées, comme essuyant mes pinceaux et mes mains, sur de tous petits formats. Quelques cent-cinquante peintures en sont nées, hésitantes ou déterminées, long journal d’une petite histoire quotidienne du dérisoire acte de peindre. J’attendais. Je découpais de vieilles et inutiles peintures pour me procurer des petits bouts de toile où satisfaire ma nouvelle manie. Gestation longue des nouvelles images. Informatique et térébenthine grasse et sale alternaient. Mon clavier en devenait noir et poisseux. Retour souterrain des impressions de voyage. Imprégnation lente et profonde. Pour autant ma peinture n’allait pas se faire plus légère ni plus séduisante. J’avais au contraire acquis la conviction qu’il fallait creuser encore par la répétition - même de mes thèmes cette litanie du destin comme un échec permanent, une catastrophe individuelle. Tu cites ces vers d’Yves Bonnefoy dans ton poème Bleu blessé, écrit après notre rencontre : "Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes, débordant de choses fermées, nous regardons à la proue de notre périple toute une eau noire s’ouvrir presque et se refuser à jamais sans rive." Je crois que c’est ça. Ma peinture a gagné en ampleur, en échelle, en dimension, en liberté. Elle est liée au plaisir de peindre. Moins ascétique elle n’en présente pas moins des scènes que par jeu j’aime à situer, pour aller vite, entre la partouze et le massacre. Caresse et violence, douleur et compassion. Blessure évidemment, désir sans remède, étreintes vides. Où va la chair des morts ? Me demandait une jeune étudiante chinoise à l’exposition de Tianjin, elle va dans ta peinture... Bon, c’est un peu des grands mots tout ça.
CH : La première fois que je suis venu à ton atelier tu m’as dit que ta peinture exprimait l’impossibilité pour les corps de vivre une totale fusion.
RB : Déjà je viens d’en dire beaucoup ! Je vais essayer de me reprendre. Mais d’abord la peinture doit-elle nécessairement exprimer quelque chose ? Vaut-elle par ce qu’elle dit, et l’artiste veut-il dire ? Il suffirait alors d’avoir des sentiments, des intentions louables, et un joli métier, pour faire de la bonne peinture. La peinture ne parle que parce qu’elle se tait. Offerte aux yeux. Et sans titre. Je n’ai pas décidé d’aller dans cette direction. Elle s’est progressivement installée en moi, quand je me construisais comme peintre, et comme homme avec mes goûts, mes rencontres, mes désirs, mes échecs. Le fond était là, restait à trouver la forme. Et l’artiste s’attache à la forme sans fond, la cherche toute sa vie, celle qui ne limite pas, celle qui interdit l’interprétation - (mais nous ouvre au sens, à sa riche polysémie) - et d’abord la sienne propre, la plus définitivement réductrice, parce qu’elle fait autorité. Cependant il faut bien user de mots. La fusion donc. T’étonnerais-je si je te disais qu’elle vient des dimensions de l’escalier ? J’aime les grands formats, j’y suis à l’aise. Pour accéder à cette dimension je suis obligé d’assembler deux toiles. Une seule toile du format ainsi obtenu, deux mètres sur trois, ne passerait pas l’escalier, ni la porte. La première des contraintes plastiques vient de la césure qui se produit au milieu, sur la médiane verticale. Réunies, ces grandes toiles ne montrent qu’une ligne de partage, le mitan du lit. Cet unir-séparer conditionne tout le travail. Cet interstice est un gouffre. Les corps vont traverser la médiane en se posant largement sur les deux toiles comme le ferait un adhésif sur deux bouts de papier. La peinture des corps semble tenir ces deux morceaux désespérément, comme ils se tiennent eux, abandonnés dans une attitude fusionnelle impossible. Se tenant ils tiennent les deux toiles et leur propre peinture, accolés comme ces deux panneaux par la tranche, ne pouvant aller au delà. Adam et Eve côte à côte. Et c’est heureux. L’histoire du désir peut commencer. Celle du monde aussi... Tiens, je passe de l’architecture étroite de l’immeuble à la poésie des clichés !
CH : Mais maintenant ta peinture montre plus de personnages. Pourquoi ?
RB : Peut-être passe-t-on du destin individuel, ce naufrage, à l’épopée collective. C’est ça probablement. Mais j’ai parlé de l’élargissement des formats, dû à l’expérience de la recherche informatique des esquisses, et de ce qu’il permettait d’investissement dans cet espace nouveau. J’ai parlé de son déroulement à la manière des peintures chinoises qu’il faut rythmer de signes vides et pleins afin d’y guider le regard. J’ai parlé de mon intérêt pour la peinture baroque, de sa chair-vertige en spirale. J’ai parlé d’écriture. S’agit-il alors de personnages ? Ont-ils une vie propre, vivent-ils une histoire sous nos yeux, ont-ils une psychologie ? N’ont- ils pas toujours été des forces animées, aveugles, impuissantes, pathétiques et sereines, entraînées dans un mouvement cosmique où l’attraction et la répulsion s’équilibrent un temps pour que "ça tourne" ?
CH : Les monochromes que tu utilisais avant pour le traitement des fonds faisaient ta peinture plus dure. Maintenant tu me dis que tu prépares ce noir en le posant sur une sous-couche dorée qui l’adoucit. Il résonne différemment. Mais ça semble moins dur aussi parce que certains corps montrent une tendresse, une délicatesse qui fait contre-poids à la souffrance, au déchirement, à la chair écorchée des autres corps.
RB : Mais oui... Parce que je ne m’intéresse pas à la souffrance en sadique. C’est une forme de compassion. D’abord pour moi-même sans doute. Souviens-toi, la destinée de l’Homme en tant qu’échec permanent, catastrophe individuelle. (voilà que je me cite). Ce n’est pas une compassion morale bien-pensante, obligatoire, affligeante et mielleuse. On n’est pas obligé d’aimer son prochain. Personne n’a jamais racheté la souffrance du monde, et chacun en ajoute un peu chaque jour. Par sa peur-même. Je n’aime simplement pas qu’on me tire des larmes. Je préfère les constats lucides. Je préfère Guernica à toutes les Crucifixions ! J’y trouve plus d’amour de l’humanité que dans l’exaltation pleurnicharde et dévote de la douleur expiatoire. Le noir se nourrit de l’or. Mystérieux parce qu’on ne le perçoit pas. On ne comprend pas ce qui vient. L’or traverse. Lumière. Éclat. Il n’y a pas de pigment noir dans cette couleur. Peut-on parler d’un noir très clair ? " L’art, cette blessure qui devient lumière"...J’ai failli dire Bach...non, c’est Braque. Tu connais ?... L’or est un souvenir d’icône. Le noir une couleur à l’envers. Je n’ai pas de discours métaphysique... Ni mystique. Pourtant parfois je sens bien que je l’aborde, comme un flirt. Tant dans la peinture que dans les tentatives d’explication auxquelles je me livre de temps à autres pour répondre à l’émotion que le regardeur éprouve et pour lui donner les mots dont sa gorge le prive un temps. Pour lui donner les clés qu’il attend. Le rassurer. Lui prendre la main et le conduire en des terres fragiles, mouvantes, mais connues... Je le trompe un peu. Et si cette peinture n’était autre qu’un dialogue avec son histoire, qu’une suite d’emprunts dont on voudrait encore vérifier la validité dans le jeu complexe et terrible des peintures contemporaines, et s’assurer par là de la pérennité de leur puissance expressive. Et de la pérennité de l’homme en tant qu’être sensible... et perdu, juste pour voir..